Vous avez le droit

La liberté du cuisinier

Une recette de cuisine n’est pas toujours protégée

D 10 juillet 2011     H 00:32     A Sébastien Canévet     C 1 messages


Eut égard à la rareté de la jurisprudence sur ce point précis, [1] voici une décision belge concernant la possible protection d’une recette de cuisine.

Le droit belge est proche du droit français sur bien des points, et la loi belge sur le droit d’auteur de 1994 a une conception très voisine des dispositions du Code de la "Propriété" Intellectuelle français, ce qui justifie cette analyse.

La Cour d’Appel de Liège a rendu récemment (10 juin 2011) une décision intéressante, puisqu’elle refuse la protection à une recette de cuisine, en raison du manque d’originalité dans la forme d’expression.

Les faits de la cause sont d’une grande banalité : une maison d’édition en poursuit une autre pour avoir recopier des recettes culinaires publiées dans l’un de ses ouvrages.

Toute la question est de savoir si lesdites recettes sont ou non protégées par le droit d’auteur.

 L’idée n’est pas protégée

Rappel de droit, les idées sont de libre parcours, c’est à dire qu’elles ne sont pas protégées par le droit d’auteur [2].

En application de ce principe commun à tous les droits d’auteur contemporains, la cour se livre à une fine analyse de la recette de cuisine, qui consiste à :

(...) préparer des aliments, à les associer, à leur faire éventuellement subir des transformations selon différents procédés, en vue de les manger. C’est une technique, parfois un art, qui consiste à exploiter les milliers d’aliments produits par la nature ou par l’homme en un nombre infini de combinaisons.

Il s’agissait ici de recettes à base de bière. La Cour cite ensuite la doctrine sur ce sujet :

Une oeuvre est une création de l’homme, le fruit de son intelligence, qui s’exprime par une mise en forme perceptible par les sens, par opposition à la simple idée qui n’est pas en soi susceptible de protection par le droit d’auteur. La matérialisation d’une idée ne la protège pas, seule sa mise en forme le sera éventuellement, si celle-ci est originale.

 L’expression de l’idée est protégeable

Les magistrats prennent ensuite le soin de préciser que si l’idée n’est pas protégée en elle même, en revanche, son expression est susceptible de recevoir la protection du droit d’auteur.

En principe, le contenu d’un texte n’est pas en soi susceptible de protection, car il n’est pas l’expression d’une idée. Seule sa mise en forme, par opposition au fond, peut l’être, pour autant qu’elle puisse être qualifiée d’oeuvre littéraire ou artistique originale.

 En l’espèce, les recettes étaient banales donc non protégées

La Cour observe enfin qu’ :

En l’espèce, les recettes litigieuses se contentent d’énoncer en termes brefs et banals la liste des ingrédients, leur quantité et les gestes culinaires à poser (...) selon une forme immuable depuis un siècle au moins...

... elle en conclut légitimement que lesdites recettes ne sont pas protégées, en raison de leur totale absence d’originalité, puisqu’elles ne sont pas "marquées de l’empreinte personnelle de leur auteur".


Lire le texte intégral de la décision sur le site Elegis ou en copie locale ici en cas d’indisponibilité

.

Merci à Freddy Léger de m’avoir signalé cette décision.


[1(le commentateur du site Elegis, la qualifie même humoristiquement de "maigre" )

[2(heureusement)

1 Messages

  • Belgique : Édition culinaire et droits d’auteur

    L’arbre a tremblé, la pomme n’est pas tombée

    En Belgique, terre de surréalisme, la gastronomie ne semblait pas considérée comme un art, ni même comme une démarche de création. Alors même que le texte d’un mode d’emploi se trouve protégé et soumis aux droits d’auteur, la recette y échappait jusqu’ici.

    Auteur de livres de recettes, depuis près de trente ans, et éditrice sous le nom des Éditions Les Capucines, j’ai publié divers ouvrages consacrés à la cuisine à la bière. En 2005, dans le contexte de l’Année de la Bière, Philippe Chavanne et Alice Delvaille ont copié quasi textuellement cinq de mes recettes et les ont reprises sous leur nom dans un recueil de recettes aux bières de Wallonie, les faisant ainsi tomber sous le copyright d’une maison d’édition liégeoise. Deux recettes sont extraites de Saveurs d’Orval, trois autres de Délices de la Brasserie de Silly. Ces deux titres, parus en 1995 et 1996, comportaient pourtant les mentions du Dépôt Légal et du copyright, en plus de mes coordonnées. Les mêmes auteurs indélicats ont également reproduit, quasi au mot près, cinq autres recettes extraites d’un autre livre de cuisine à la bière, œuvre d’un chef bruxellois bien connu.

    Si l’éditeur de l’ouvrage incriminé s’est laissé abuser par ses auteurs, qui ont même signé un contrat déclarant les recettes inédites et libres de droits, il restait responsable, selon la loi. Il a donc attaqué ses auteurs, sans résultat, ceux-ci, désormais établis au soleil de Crête, restant sourds aux citations.

    J’ai donc dû confier l’affaire à la justice. Dans une première décision (1), suivie d’un appel (2), les juges ont déclaré d’abord les recettes de cuisine non protégeables comme telles, ensuite, protégeables, mais pas dans le cas d’espèce, en raison de la banalité de leur énoncé, considération relevant d’a priori esthétiques. L’originalité requise étant à tort assimilée à des caractéristiques extraordinaires. Or, chaque recette est une combinaison dont le résultat est perceptible par les sens, et protégeable à ce titre.

    Quatre années de lutte, pour obtenir réparation et protection, entraînent leur lot de dénigrement, voire de mépris. Finalement je ne serais moi-même qu’une plagiaire cherchant à m’enrichir en compilant des recettes, prétendument tirées du domaine public ! Et d’établir l’amalgame entre produits du terroir et recettes traditionnelles.

    L’ouvrage, Saveurs d’Orval, par exemple, constitue une création originale dans la mesure où j’y dresse, à travers les recettes élaborées, un panorama unique des possibilités gastronomiques offertes par les différents produits de l’Abbaye, mis en œuvre à travers tout le cours d’un menu. Cette approche originale exige du temps, de la rigueur et une constance propres à l’aboutissement du projet. La limite à l’usage des seuls produits d’Orval imposait une contrainte supplémentaire. Salué par les commanditaires et par la presse, cet ouvrage a été tiré en français, en néerlandais et en anglais, à près de 20.000 exemplaires cumulés. Son titre, comme Flavours from Orval, sert aujourd’hui d’accroche publicitaire sans que j’en tire profit.

    Dans ma recherche d’une alimentation saine et d’une cuisine équilibrée, chaque produit mis en œuvre est analysé, chaque recette est imaginée avant réalisation, puis dégustée et critiquée avant rédaction. Le style procède d’un important travail de simplification, de retrait des termes professionnels, dans un but pédagogique. La place de mes ouvrages est à la cuisine et non sur la table du salon. Leur finalité est la découverte des produits, la réussite des recettes par le lecteur, mais aussi une stimulation à l’adaptation selon sa personnalité. Et pourtant, ce choix, en faveur du public, de recettes simples à réaliser, d’un style clair et concis, a été présenté comme banal. Faudrait-il adopter une manière obscure, ajouter force détails et décors futiles, voire rédiger en vers ? Sans égard pour l’image de l’Abbaye d’Orval, aurais-je dû truffer mes recettes d’anecdotes personnelles, de suggestions inhabituelles, issues de la cuisine moléculaire ou par l’emploi de produits de luxe, proposer, dans l’accord des mets et boissons, une autre bière pour accompagner un plat à l’Orval, et aborder l’art de la table. Les Trappistes de l’Abbaye auraient apprécié ce côté tendance !
    J’ai choisi d’éditer des ouvrages à un prix raisonnable, en réduisant le coût par un travail parfois très lourd. Je passe ainsi d’un métier à l’autre, de la cuisine au clavier, à la photographie, à l’impression parfois, à la publicité, à la distribution, à la comptabilité… Juger de la valeur d’un livre à l’aune de son seul prix de vente, ou du papier choisi, pour exclure la concurrence, me paraît assez ahurissant.

    Tout lecteur peut sélectionner une recette, l’expérimenter, la réaliser, la transformer, en annotant ou résumant son texte. Il n’est pas admissible, en revanche, que des auteurs s’approprient des textes culinaires et les publient, en copier-coller, sous leur nom, afin de s’enrichir en accaparant le travail d’autrui. Ils obligent l’auteur lésé à dépenser beaucoup d’énergie pour obtenir la simple reconnaissance de ses droits et le respect de son travail. Je ne m’accroche pas à la recette elle-même, mais aux investissements en temps et argent qu’elle représente : recherche des produits, dégustation, élaboration, réalisation, rédaction, mise en page, impression, distribution… L’emprunteur peut copier la recette en deux minutes, sans investissement, et toucher des droits auprès de son éditeur.

    Mais certains profitent déjà du vide juridique induit par le premier jugement. Ainsi, dans un répertoire et sur un site consacrés aux produits et restaurants du terroir wallon, un chef a choisi une recette extraite de Saveurs d’Orval, pour mettre son établissement en valeur. La copie quasi servile ne fait pas partie de l’éthique commerciale et s’il peut librement reproduire et adapter toute recette, il ne lui est pas permis de la présenter comme sienne sans autres marques de son propre génie, et encore moins, de recourir aux injures pour justifier son (for)fait.

    Sur Internet, mes recettes apparaissent sur différents sites et blogs, avec des reprises en cascade, souvent sans mention des ouvrages ni de leur auteur, ou mieux, sous le nom de l’initiateur du site. Quant à nos auteurs indélicats, ils continuent à sévir. J’ai ainsi retrouvé un autre de mes textes dans un ouvrage paru à Bordeaux. Et l’on y voit réapparaître toute l’œuvre de Gaston Clément sans la moindre référence. Pour certains, il ne semble pas légitime de citer les sources. Choisir de s’attaquer à un éditeur modeste entre sans doute dans la stratégie.

    Pour rebondir, j’ai voulu exprimer ici mon ressenti et réhabiliter un travail qui s’apparente à une passion. Je n’ai nullement l’intention d’adopter ces pratiques économiques écœurantes. Mon but reste la promotion des produits du terroir, du développement durable, de l’équilibre alimentaire… Je dois continuer ma tâche par respect pour les producteurs qui me font confiance, pour les journalistes qui me soutiennent, pour mon conseil qui a estimé la cause juste et l’a défendue avec conviction, pour mon compagnon qui m’assiste dans mes recherches, teste et critique les recettes, participe à la réalisation des ouvrages, pour ma fille et son aide graphique, et enfin pour mes correctrices.

    J’ai d’abord voulu défendre mes droits, mais au fil des procédures, le problème m’est apparu bien plus grave au niveau des principes. Avec mon avocat, j’ai poursuivi un combat pour la défense des auteurs gastronomiques. Nous avons fait œuvre de pionniers et ouvert le débat. Nous n’avons pas obtenu justice. Mais, l’arbre a tremblé, même si la pomme n’est pas encore tombée. D’autres prendront le relais, nous l’espérons. La protection des logiciels informatiques a subi le même calvaire avant d’aboutir. La porte s’entrouvre pour les parfums. À quand la protection des ouvrages culinaires ? Sursum corda !

    Juin 2011

    Nicole Darchambeau
    Auteur et éditrice

    (1) Tribunal de commerce de Liège – 6e chambre – Jugement du 26/11/2009
    (2) Cour d’Appel de Liège – 14echambre – Arrêt du 10/06/2011


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